15 Nov Les Echos.fr « Fichier T.E.S : un méga-fichier obsolète à l’heure du numérique »
Un décret du gouvernement, paru en plein pont de la Toussaint, autorise la création du fichier baptisé «Titres électroniques sécurisés» (TES). Cette base de données, défendue par le gouvernement au nom de la simplification administrative, est très contestée.
L’objectif premier (et légitime) du gouvernement était de lutter contre l’usurpation ou la fraude d’identité, s’appuyant sur le fait qu’à priori, la quasi-totalité des Français y figurerait puisqu’il suffit de détenir ou d’avoir détenu une carte d’identité ou d’un passeport pour en faire partie…
Bien entendu, le gouvernement n’a pas tenu compte de l’avis défavorable de la Cnil, concernant principalement la conservation des données biométriques sur une même base de données, au lieu de privilégier un support individuel qui serait exclusivement détenu par la personne (puce électronique).
Un pas en arrière
Cette préconisation de la Cnil pour les données biométriques visaient à circonscrire tout risque de piratage et à assurer dans le même temps, le respect des libertés individuelles. De plus, la Cnil a estimé que les enjeux soulevés par ce traitement méritaient un débat parlementaire au regard de la question de conservation de données biométriques (comme les empreintes digitales). Difficile de changer une empreinte digitale en cas d’usurpation d’identité comme pour un mot de passe.
À la suite de la demande de suspension du TES par le Conseil national numérique et de la réaction d’Axelle Lemaire à ce décret, le gouvernement a reculé. Un consentement express et éclairé du demandeur (qui pourra refuser) sera demandé avant tout dépôt de ses empreintes digitales dans la base TES.
Même si le garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, assure que : «Le décret qui vient d’être pris ne comporte aucune fonctionnalité d’identification d’une personne à partir de ses seules données biométriques». Et sans remettre en cause sa bonne foi, il est difficile d’ignorer que ce décret offre une base règlementaire sur 60 millions de personnes pour laquelle un futur gouvernement moins démocratique pourra ajouter une fonction de recherche sans voter une nouvelle loi.
Fichier anachronique
En outre, l’objectif annoncé de créer un méga-fichier, interconnectant les passeports et cartes d’identité pour lutter contre l’usurpation d’identité, laisse dubitatif. Rappelons, en effet, que la possession d’un titre d’identité n’est pas obligatoire, en vertu de l’article 78-2 du Code de procédure pénale.
Ainsi, chaque Français est libre d’en disposer ou pas et peut justifier de son identité «par tout moyen», comme par un témoignage ou une carte de famille nombreuse, éléments de preuve qui doivent être acceptés par la police. Aussi, détenir un passeport n’est pas obligatoire sauf pour voyager en dehors de l’Europe ; à titre d’exemple, outre-Atlantique, seuls 17 % des Américains en possèdent un !
Dès lors, sans obligation légale de détenir une carte d’identité ou un passeport, et pouvant justifier par tout moyen de notre identité, le fichier TES devient anachronique… À l’heure du numérique, notre identité se définit par l’ensemble des informations que l’on trouve sur Internet : notre identité numérique.
Nul doute qu’il faille garder en mémoire la célèbre mise en garde de Benjamin Franklin : «un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’un, ni l’autre et finit par perdre les deux».
Aussi, à l’aune des évolutions d’usage, il serait utile que le gouvernement engage une grande réflexion citoyenne sur l’identité numérique et la pertinence du fichier TES au regard de notre tradition de l’humanisme et des Lumières fondées sur le respect de nos libertés individuelles et du respect de la vie privée.
Nathalie Chiche est fondatrice et présidente de Data Expert